Vendredi 2 septembre 2011. 12h49. Je suis dans un agréable jardin de la maison meusienne de ma tante. Tout est calme, verdoyant et apaisant. J'ai enfin pu dormir jusqu'à 10h30 ce qui ne fut pas le cas pendant les 8 derniers jours à Venteuil, en Champagne.
Toujours désireuse de récolter des fonds pour payer mon école de chant à Nancy, j'ai demandé à refaire les vendanges cette année. Sept ans auparavant, je coupais le raisin pour la première fois, et au sortir de cette expérience, au plus profond de moi, je m'étais dit "plus jamais". Faut dire, suite à cette première tentative, j'ai eu de gros problèmes à mes genoux pendant les deux années qui suivirent. La douleur se réveillait de temps en temps.
On ne sait jamais ce que la vie nous réserve. Me voilà réembarquée sur la galère des vignes pour trimer plusieurs jours comme un nègre. Mais le besoin de gagner de l'argent en peu de temps se faisait plus important que la santé. De toute façon, je n'en suis pas morte. Et puis, cela m'a un peu réconcilié avec ce dur travail : j'en ai même eu un regard différent.
Le paysage de Champagne est magnifique. Le matin le brouillard montait comme des blancs en neige dans la vallée pour disparaître sur les coups de dix heures. Nous étions sur les collines et nous profitions de la rosée matinale pour nous rafraîchir. En fait, nous avons eu droit à différents temps pour couper de 8h du matin à 17h30 voire 19h dans certains cas. Dans la globalité le ciel était nuageux, mais nous avons essuyé une grosse journée de pluie à laquelle nous n'étions pas préparés et trois jours sous un soleil de plomb. Chaque jour nous proposait une nouvelle épreuve, physique ou morale. D'abord les douleurs au dos. La fameuse barre au niveau des reins. Les vignes ne sont pas très hautes et nous sommes plus rapides en avançant dans cette position. Puis les articulations des genoux. Car quand on en a marre de se coincer le dos, on se met accroupi, ou sur les genoux. D'ailleurs mes jambes sont couvertes de bleus. Vient ensuite la douleur au niveau de l'articulation des doigts de la main qui tient le sécateur. Quand ça fait mal de couper avec la main droite, on passe à la main gauche... De temps en temps, on se coupe l'extrémité des doigts. Les pansements tiennent mal à cause du jus du raisin, qui, agressif, attaque la plaie sans hésiter. Avec le soleil on a droit aussi aux brûlures si on se protège mal. Les vendangeurs dépendent du temps : le pire c'est de couper sous la pluie. Les chaussures s'enfoncent dans la boue, l'eau pénètre rapidement sous les vêtements, le froid envahit le corps. Sur le coup je me suis imaginée en temps de guerre des tranchées en me disant que ce que je vivais était à des années lumières de ce qu'avaient subi les Poilus – on relativise comme on peut. Le pire aussi ce sont les vignes en côte. Les pentes sont vertigineuses et dangereuses, pleines de petits cailloux qui n'attendent qu'un pied distrait pour rouler un peu. Ma tante de 60 ans en a d'ailleurs fait les frais en se fracturant ce jour-là la cheville. Le cagnard nous brûlait la peau tandis que nous montions les longues vignes pentues en plein après-midi jusqu'à 19h, avec peu de pauses pour rattraper notre retard.
Ça c'est pour les douleurs physiques. Mais il y aussi des épreuves morales : dans une journée il y a un quotta de caisses de raisin à fournir au pressoir. (D'autres vignerons rémunèrent leurs vendangeurs à "la tâche", donc en fonction de caisses remplies, tandis que nous, nous étions payés à la journée, ce qui est en quelque sorte une sécurité d'emploi...). Tant qu'il n'y a pas le compte, on continue de couper. Mais outre sa propre vitesse à gérer, il y a aussi la chance de tomber sur de bonnes vignes. Si la grêle a attaqué la région, vous êtes sûrs de tomber sur de mauvaises grappes tâchées, à la croissance stoppée ou carrément pourries et fumantes quand écrasées dans la main. Même les grappes pourries, il faut les couper pour les laisser par terre. Et l'on remplit avec peine son petit panier qui est ensuite transvasé dans des grosses caisses destinées au pressoir. Au contraire quand les grappes sont belles, le travail est vite expédié. Mais ce n'est pas le cas tous les jours. Autre fait pénible : les longues vignes. Une petite vigne est coupée en moins d'une demie heure avec un binôme (nous coupons en vis à vis), mais pour les grandes, cela durait deux à trois fois plus longtemps. Cela pouvait sembler interminable. Mais pas le choix, il faut toujours couper et avancer pour répondre au rendement, relever la tête le moins de fois possible pour ne pas perdre de temps. Et faire en sorte de ne pas se laisser distancer par les autres. En gros, aller vite sans se faire mal... et quand on termine son allée, il faut aller aider les retardataires pour entamer une nouvelle vigne. Les premiers jours furent durs dans la mesure où le corps devait s'habituer à la contorsion. Il faut un moral d'acier pour faire les vendanges si la condition physique n'est pas suffisante. Au début on compte les jours achevés en se criant intérieurement "victoire". Et plus les jours passent, plus le corps s'habitue, on trouve de nouvelles stratégies pour couper à moindre maux. Notamment changer de positions rapidement, ne pas attendre d'avoir mal pour changer, passer de assis, à sur les genoux, accroupis à penché, le tout rapidement. C'est la recette pour supporter les 8 à 10 jours de coupe. Et puis parfois, au bout de plusieurs jours, alors qu'on commence à compter les jours à rebours (enfin !), c'est les tensions au sein du groupe qui se révèlent, car on vit les uns sur les autres, l'affect prend le pas s'il y a des gens proches, et cela éclate. Un nouveau coup dur pour tout le groupe qui coupe avec mauvaise volonté.
Cela semble inhumain comme travail. Il y a de ça. En tout cas, par rapport aux métiers d'aujourd'hui, c'est clair. Dans le temps, c'était normal de trimer physiquement toute la journée. Nos ancêtres étaient tout de même plus costauds que nous qui, à la moindre tâche ingrate, se plaint de la douleur, des conditions de travail, de tout, de rien. Et puis l'on essaie de voir les choses autrement, car il le faut de toute façon pour supporter tout ceci quand on est habitué au confort. Je me souviens qu'il y a sept ans, avant d'aller travailler et après la dure journée, nous roulions pendant 2h pour rentrer dormir à la maison. Rebelote le lendemain matin très tôt pour arriver à temps pour couper. C'était extrêmement épuisant. Nous dormions peu, les articulations prenaient une claque supplémentaire, et j'avais vraiment l'impression de ne faire que ma tâche ingrate, tant que la nuit, je rêvais de couper du raisin. Cette année, il en fut autrement, d'une part parce que nous dormions sur place, d'autre part, parce que j'avais ramené de la lecture, qui me permettait de m'évader et de rêver de choses plus extraordinaires. Nous prenions le temps de dormir aussi, bénéficiant ainsi d'un sommeil réparateur, idéal pour réattaquer la nouvelle journée.
Dormir, manger "convenablement" (ok, des sandwich le midi c'est pas génial mais bon) sans se priver, et se faire plaisir. Les biens essentiels. J'en arrive à ma vision idéalisée
des vendanges. Pour avoir parcouru une partie du Chemin de Saint Jacques de Compostelle, j'ai eu de temps en temps les mêmes sensations que lorsque je parcourais l'Espagne à pieds, subissant des épreuves diverses, tant physiques que morales. Dans les vignes, c'était parfois pareil. J'étais là, en train de couper le raisin, pleine de terre, peu de vêtements avec moi, en me fichant de mon apparence, n'ayant emporté que l'essentiel avec moi – à savoir des livres, mon journal intime pour y écrire mes ressentis, mon concertina et tout le nécessaire de base – ayant l'objectif de terminer ma tâche malgré tout. Et puis je voyais les feuilles de vigne scintiller par le soleil du matin et de la fin d'après-midi (les moments que je préférais). Je profitais le plus possible de la douceur des feuilles de vigne et j'admirais le paysage environnant, et ses odeurs. Malgré les douleurs, je me sentais bien au bout de la 4è journée. J'avais commencé à prendre mon rythme et n'avais plus peur de me faire mal. J'avais pris un nouveau mode de vie en me levant à 7 heures, préparant le petit déjeuner pour ma bande, m'habiller, aller couper, rentrer en fin de journée, prendre ma douche, écrire ou aller à la clinique voir ma tante hospitalisée, manger, lire, le tout dans une ambiance bucolique. Et chaque jour j'attendais impatiemment le soir pour poursuivre les aventures de
L'Enchanteur de Barjavel.
J'idéalise car c'est dans ma nature. Mais au fond, lorsque l'on regarde la population globale des coupeurs, on se rend véritablement compte d'une certaine misère. Rien qu'en allant faire les courses au supermarché remplis de vendangeurs, on pouvait se rendre compte de tout cela : le manque d'argent, le besoin de se ruiner la santé pour gagner un peu sa croûte. Quand on est étudiant, je dirais que c'est normal, qu'à notre âge on se doit de faire ce genre d'expérience pour en apprendre de la vie et comprendre qu'il faut se battre pour parvenir à ses fins. Mais quand on est censé être dans la vie active, avec des enfants, ou retraités, là je trouve qu'il y a un problème. Beaucoup d'étrangers, de gens du voyage, de cas sociaux, des gens qui prennent de l'argent là où il y en a et où l'on veut bien d'eux. Et quand je vois ma tante de 60 ans et mon oncle de 70 ans faire les vendanges, alors qu'ils sont retraités, je me dis là encore qu'il y a un gros souci. Pour ma part, je ne pense pas que j'irais couper le raisin à nouveau. Je sais que ce n'est pas ma place et de toute façon je me suis réservé un tout autre avenir, qui je le crois, va suffisamment m'occuper, pour que je me ruine encore la santé à aller couper le raisin. Mais, qui sait, peut-être que dans sept ans, j'aurais de nouveau besoin d'argent rapidement...
Le dernier jour des vendanges, nous fumes surpris d'apprendre que nous ne couperions pas le lendemain. Le départ du retour fut précipité, et nous fumes heureux de recevoir nos enveloppes avec notre salaire bien mérité. C'était aussi prématuré de se quitter les uns et les autres. J'avais bien sympathisé avec mes camarades de chambres (trois sœurs qui se chamaillaient sans cesse, mais tellement adorables) ainsi que celui avec qui nous partagions le repas. Je ne sais pas si j'aurais l'occasion de les revoir un jour, mais nous avons pris le contact de chacun. J'étais contente de faire ce petit bout de chemin avec eux dans cette épreuve. J'en aurais encore beaucoup appris sur moi-même...
Et voilà 500€ mis de côté pour ma future école ! Le jour J approche de plus en plus... Ma rentrée aura lieu le 24 octobre...